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La justice, entendue comme idéal de société, est au cœur des luttes politiques, des procès emblématiques, et des philosophies normatives. Deux figures en apparence antagonistes incarnent deux visions puissantes de ce qu’est – ou devrait être – la justice : Jacques Vergès, avocat de la rupture, et John Rawls, théoricien de l'équité libérale. L’un a défendu des figures honnis ou révolutionnaires en invoquant la légitimité morale contre la légalité ; l’autre a proposé une théorie universelle de la justice fondée sur le contrat social et le « voile d’ignorance ». Concilier ces deux approches révèle les tensions mais aussi les apports réciproques entre justice formelle, justice politique et mémoire historique.
I. Jacques Vergès et la défense de rupture : une philosophie de la subversion
Jacques Vergès n’a jamais prétendu à une neutralité axiologique. Dès ses premières plaidoiries, notamment en faveur des militants du FLN dans les années 1950, il adopte une stratégie nouvelle, qu’il baptise « défense de rupture ». Il ne s’agit plus de demander la clémence ou de plaider l’irresponsabilité de l’accusé, mais de contester la légitimité même du tribunal, de retourner l’accusation contre l’accusateur, et de faire du procès une tribune politique.
Exemple emblématique : le procès de Djamila Bouhired en 1957. Accusée d’attentats à la bombe, la militante du FLN est défendue par Vergès non pas en niant les faits, mais en invoquant l’illégitimité du pouvoir colonial français. Le procès devient un miroir inversé de la domination coloniale. Cette stratégie, appliquée aussi plus tard dans les procès de Klaus Barbie, Carlos, ou Khieu Samphan, fait de la justice un théâtre politique.
Vergès rejette la prétendue universalité du droit occidental pour défendre une justice de la mémoire, des luttes, et de la résistance. Il dira : « Je ne défends pas des monstres, je défends des symboles. »
II. John Rawls : une théorie normative de la justice comme équité
À l'opposé du théâtre judiciaire de Vergès, John Rawls, philosophe politique américain, propose dans A Theory of Justice (1971) une construction rationnelle de la justice. Sa démarche repose sur une expérience de pensée : imaginons que les règles de justice soient décidées derrière un « voile d’ignorance », c’est-à-dire sans connaître notre position future dans la société. Cela garantirait l’impartialité et aboutirait, selon Rawls, à deux principes :
Principe de liberté : chaque individu a droit à un ensemble égal de libertés fondamentales.
Principe de différence : les inégalités ne sont acceptables que si elles bénéficient aux plus défavorisés.
L'approche rawlsienne privilégie la stabilité des institutions et l'acceptabilité morale par des individus rationnels. Elle suppose un cadre démocratique où le débat public est libre et égalitaire, ce que la stratégie de rupture de Vergès nie dans les contextes coloniaux ou autoritaires.
III. Deux visions de la justice réconciliables ?
À première vue, tout oppose Rawls et Vergès. L’un vise l’équité institutionnelle dans un cadre démocratique stable, l’autre détruit ce cadre lorsqu’il est fondé sur l’oppression. Mais un point commun les relie : la quête de justice en tant que reconnaissance de la dignité humaine.
Dans un contexte de justice dévoyée – par exemple, le système judiciaire colonial – la stratégie de rupture de Vergès peut être vue comme une tentative de rétablir une forme de justice rawlsienne par des moyens extra-institutionnels. Elle devient un rappel radical qu’il ne peut y avoir d’équité sans inclusion des exclus.
En ce sens, Vergès peut être interprété comme un agent correcteur dans des contextes d’injustice structurelle – un rôle que Rawls lui-même reconnaît indirectement en parlant du « devoir de désobéissance civile » dans des régimes injustes.
IV. La postérité en France : une onde de choc bénéfique ?
En France, l’impact de la stratégie de Vergès fut double. D’un côté, elle a obligé la justice à se confronter à son propre passé colonial. Le procès Barbie, en 1987, fut une catharsis nationale, permettant de faire émerger la vérité historique sur la torture et la déportation.
De l’autre, la médiatisation de la défense de rupture a provoqué une revalorisation du rôle politique de l’avocat. La figure du défenseur n’est plus seulement un technicien du droit, mais un acteur de l’histoire, capable de poser des questions fondamentales sur la légitimité des lois.
Dans le long terme, la France y a gagné un renforcement de la culture juridique contradictoire, plus ouverte à la critique du système judiciaire, et une mémoire collective enrichie par les procès « spectaculaires » des années 1980.
V. En Algérie : de la rupture à l’état de non-droit ?
Mais l’effet miroir en Algérie est plus ambigu. La stratégie du FLN, défendue par Vergès, a permis de retourner les outils du colonisateur contre lui-même. Mais cette radicalité, légitime dans un cadre de lutte anticoloniale, s’est institutionnalisée après l’indépendance dans un système où l’état de droit n’a jamais été pleinement établi.
Le régime algérien post-1962 a conservé une méfiance viscérale envers la justice indépendante. La légitimation des actions du FLN – y compris les procès sommaires, la torture et la violence politique – a instauré une culture de l’impunité. En prétendant incarner la justice révolutionnaire, l’État a souvent refusé les principes de la justice équitable et transparente.
Là où Rawls aurait insisté sur la construction d’institutions justes et stables, l’Algérie a vu une confiscation de la souveraineté populaire par une élite post-révolutionnaire, qui a érigé la légitimité historique en argument pour suspendre les droits fondamentaux.
Anecdote parlante : dans les années 1990, lors de la décennie noire, des avocats tentèrent d’utiliser les mêmes mécanismes de défense des droits humains contre le régime, mais furent eux-mêmes accusés de « trahison ». La rupture, autrefois émancipatrice, s’était retournée en outil de répression inversée.
VI. Conclusion : une leçon à double tranchant
La philosophie de Jacques Vergès rappelle que toute justice est politique, surtout lorsqu’elle se prétend neutre dans un contexte d’oppression. Celle de John Rawls, plus normative, propose une boussole pour réconcilier liberté individuelle et équité collective. La première bouscule les institutions, la seconde les fonde.
L’histoire de la France et de l’Algérie montre que la stratégie de rupture peut servir à faire progresser la justice – à condition qu’elle ne soit pas absolutisée. Là où la rupture devient la norme, l’anarchie guette. Là où l’ordre sans justice règne, la révolte est inévitable.
La réconciliation des deux approches suppose un passage de la rupture vers la refondation : accepter la critique radicale comme tremplin vers des institutions plus justes, non comme une fin en soi.