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Le méprisé qui méprise

Jun 15

Temps de lecture : 4 min

Il est une posture vieille comme le monde, mais que notre époque surexpose avec une ironie cruelle : celle du méprisable qui méprise. On la retrouve chez des nations, des régimes, des entreprises ou des individus qui, ayant longtemps été stigmatisés, marginalisés ou critiqués, se retrouvent à leur tour dans une position de domination morale ou politique… et s’empressent d’exercer un mépris souvent encore plus féroce que celui dont ils furent autrefois victimes.


Les régimes autoritaires et la morale inversée

Prenons quelques exemples contemporains parmi les États. La Russie de Vladimir Poutine, marginalisée par l’Occident depuis l’effondrement de l’URSS, a construit sa rhétorique sur la dénonciation de l’hypocrisie occidentale : défense des « valeurs traditionnelles », rejet du « wokisme », mépris des droits LGBTQ+. Pourtant, cette posture se veut supérieure moralement alors qu’elle repose sur des pratiques d’oppression, de propagande et de répression sanglante, en Ukraine comme à l’intérieur de ses propres frontières.


De même, le régime de Xi Jinping, dans une Chine qui fut autrefois humiliée par les puissances coloniales, se pose en gardien de la souveraineté, du respect culturel et de l'harmonie sociale — tout en orchestrant la surveillance de masse, l’épuration des Ouïghours, et l’écrasement de toute voix dissidente.


Israël sous Netanyahou, fondé en partie comme refuge contre les persécutions, justifie un régime d’occupation et d’apartheid à l’égard des Palestiniens, au nom de la sécurité. L’État qui fut victime de l’un des plus grands crimes de l’Histoire adopte à son tour des méthodes autoritaires, en s’arrogeant le monopole de la moralité historique.

L’Algérie, après une guerre d’indépendance douloureuse et fondatrice, s’érige en voix du peuple opprimé mais réprime les siens sans pitié, avec un mépris ouvert pour la liberté de presse, l’opposition et même l’espoir démocratique exprimé lors du Hirak. L'Iran, État révolutionnaire postcolonial, use du discours anti-impérialiste pour justifier une théocratie violente, sexiste, et liberticide.


Dans tous ces cas, le mépris moral affiché par ces régimes envers l'Occident, la démocratie ou les droits humains est en contradiction totale avec leurs pratiques internes, profondément répressives. Ils condamnent ce qu’ils pratiquent. Ils méprisent des valeurs qu’ils n’ont jamais tenté d’incarner sincèrement.


Quand l’individu fait de même : Trump, Musk et les autres

Cette logique du méprisable qui méprise n’épargne pas les individus. Donald Trump, par exemple, s’est toujours présenté comme un outsider méprisé par les élites politiques, les médias, le « système ». Mais dès qu’il accède au pouvoir, il se place en surplomb moral permanent : il insulte, dévalorise, rabaisse. Il juge. Il méprise les minorités, les journalistes, les scientifiques, les femmes, tout en s’offrant en exemple d’un homme « bien », d’un patriote, d’un bâtisseur.


Elon Musk, lui, aime se voir comme un génie incompris, attaqué par les régulateurs, les journalistes, les universitaires. Pourtant, il traite ses employés avec condescendance, affiche un mépris ouvert pour les institutions démocratiques, joue avec les règles boursières, et se permet d’évaluer la valeur morale des autres (qu’ils soient dirigeants politiques, activistes ou journalistes) alors même qu’il incarne un modèle de dérégulation égotique et narcissique.


Ces deux figures illustrent une dynamique simple : s’ériger en victime permet de se hisser ensuite en juge. Ils passent du statut d’« homme insulté » à celui de censeur moral, sans jamais s’interroger sur leur propre éthique. C’est une stratégie de positionnement : l’humiliation passée (réelle ou exagérée) devient un capital pour mépriser à son tour.


La posture inverse : qui juge positivement se pense supérieur

Un autre phénomène tout aussi révélateur, mais plus insidieux, est celui des jugements valorisants, souvent prononcés avec une forme d’arrogance tranquille :


« C’est un type bien »,

« Elle est respectable », «

Ce gars mérite qu’on l’écoute ».


Ces phrases, anodines en apparence, sont des actes de positionnement social. Car pour pouvoir dire d’un autre qu’il est « bien », encore faut-il se croire apte à définir le Bien. Ce faisant, on s’octroie une position supérieure, celle du juge moral, du sage, de l’initié.


C’est une manière douce de se mettre en scène. Derrière le compliment, il y a le statut implicite de celui qui juge, évalue, décerne les bons points. Cela donne à celui qui parle une illusion de hauteur morale. Là encore, Donald Trump en est un spécialiste : il qualifie ses alliés de « fantastiques personnes » ou de « grands patriotes », renforçant ainsi son propre pouvoir d’attribution morale.


Se hisser au-dessus pour ne pas se regarder

Dans ces deux types de posture — le mépris violent ou le compliment condescendant —, il y a une même mécanique : le refus de l’introspection. Plutôt que de se regarder dans le miroir, on préfère se tourner vers les autres, pour les mépriser ou les juger, et ainsi mieux fuir la médiocrité ou les contradictions en soi.


Cette élaboration morale projective est une stratégie de survie dans un monde d’évaluation constante, où chacun cherche à exister en surplomb, plutôt qu’à s’enraciner dans la sincérité. Ceux qui furent méprisés auraient pu faire preuve d’empathie, de mesure, d’humilité. Mais trop souvent, ils adoptent la grande revanche symbolique : devenir à leur tour les méprisants.

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