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La Schizophrénie de la Diaspora Libanaise : Quand Faire la Fête à Beyrouth Cache une Nation en Crise

Oct 27, 2024

Temps de lecture : 4 min

La diaspora libanaise est un acteur économique et politique majeur dans le monde, détenant des actifs financiers colossaux et des positions d’influence dans plusieurs continents. Cette communauté est pourtant marquée par une profonde dichotomie : d’une part, un attachement indéniable à ses racines et un investissement émotionnel en faveur de la culture libanaise; d’autre part, une incapacité apparente à engager des ressources conséquentes pour la reconstruction et la stabilisation de leur pays d’origine, le Liban. Le contraste est d’autant plus frappant que cette diaspora continue de célébrer le dynamisme de Beyrouth comme capitale festive du Moyen-Orient, en dépit de l'état de délabrement croissant de ce qui devrait être leur nation.


Le Poids Économique de la Diaspora : Une Puissance au-delà des Frontières Libanaises

Les Libanais de la diaspora représentent une véritable puissance économique à l’échelle mondiale. Leurs actifs cumulés sont estimés à plusieurs centaines de milliards de dollars, ce qui contraste drastiquement avec le PIB du Liban, qui stagnait autour de 20 milliards USD en 2023. En comparaison, le produit intérieur brut de nombreux pays bénéficiaires des investissements de la diaspora libanaise, notamment en Afrique et en Amérique latine, dépasse parfois largement celui du Liban, malgré une dépendance partielle à cette même diaspora.

Le Mexique, par exemple, a vu émerger Carlos Slim, l'un des hommes les plus riches au monde, originaire de la communauté libanaise. Avec un empire qui s’étend des télécommunications aux infrastructures et à la finance, Slim a amassé une fortune dépassant les 60 milliards de dollars, soit trois fois le PIB du Liban. D’autres personnalités influentes comme Jacques Saadé, fondateur de CMA CGM, une des plus grandes compagnies de transport maritime, ou encore Carlos Ghosn, ancien président de Renault et de Nissan, ont également des origines libanaises.

Dans de nombreux cas, cette diaspora contrôle une part substantielle de l'économie dans des régions comme l’Afrique de l’Ouest et les pays du Golfe. En Afrique de l’Ouest, des familles libanaises influentes contrôlent des secteurs essentiels, allant de la distribution de produits de base aux services bancaires. Des figures comme Issam Fares (ancien vice-premier ministre libanais) et Nicolas Boukather ont joué des rôles clés dans le développement économique de plusieurs pays africains.


Une Influence Politique Mondiale et une Ambivalence Historique

L'influence libanaise n’est pas uniquement économique mais aussi politique, et elle s’étend jusqu’aux plus hautes sphères. Plusieurs leaders internationaux sont issus de cette diaspora, dont Carlos Menem, ancien président de l'Argentine, et Jamil Mahuad, ancien président de l’Équateur. Leur trajectoire politique est un rappel de la capacité de la diaspora libanaise à s’intégrer et à s’imposer sur la scène internationale. En Arabie Saoudite et dans d'autres pays du Golfe, les Libanais tiennent également des positions de premier plan dans les domaines de l'ingénierie, du commerce et des services financiers, influençant ainsi des secteurs névralgiques.

Cependant, cette intégration a paradoxalement contribué à éloigner ces mêmes personnalités des affaires internes du Liban. Le Liban, depuis l’indépendance, a souffert d’instabilité politique, d’interventions étrangères, et de conflits internes, conduisant des centaines de milliers de Libanais à chercher une vie plus stable ailleurs. Ce sentiment de "double allégeance" s'est renforcé avec les guerres et les crises récurrentes. Pour beaucoup, le Liban est resté une idée, une culture et un souvenir, plus qu’une nation sur laquelle investir durablement.


Beyrouth, Capitale de la Fête : Une Fugue au Milieu des Ruines

En dépit de la crise économique et politique qui touche le pays, Beyrouth reste un centre névralgique de vie nocturne et de divertissement pour la diaspora, qui continue d’affluer chaque été pour profiter de l'ambiance vibrante de la capitale. Des discothèques somptueuses aux restaurants de renom, Beyrouth demeure une ville de fête et de luxe pour ceux qui peuvent se le permettre, contrastant radicalement avec les conditions de vie des habitants qui subissent pénuries d’électricité, manque de soins médicaux, et inflation galopante.

Cette "schizophrénie" culturelle s'explique par une volonté de s'identifier au prestige et à l’énergie de Beyrouth, tout en évitant les problématiques profondes du pays. Les Libanais de la diaspora, en célébrant les charmes de Beyrouth, évitent souvent d’aborder la gravité de la situation du pays, car cela remettrait en question une partie de leur propre identité. Pour certains, Beyrouth n’est plus une capitale où il est possible de s’établir, mais une sorte de "destination exotique" qui permet de renouer temporairement avec une part de soi, sans pour autant prendre part aux réalités sombres du quotidien libanais.


Aux Racines d'un Paradoxe : Une Histoire de Résilience et de Déconnexion

L'histoire du Liban a façonné cette relation paradoxale. Depuis l'Empire ottoman, les Libanais ont une longue tradition migratoire. Les guerres successives, notamment la guerre civile de 1975 à 1990, ont également encouragé les départs en masse. Les Libanais qui ont prospéré à l’étranger ont su s’adapter à leurs nouveaux environnements tout en cultivant un attachement à la culture libanaise. Cependant, cet attachement ne s’est pas traduit par des efforts de reconstruction, d'une part par méfiance envers les gouvernements successifs, corrompus et inefficaces, et d'autre part par crainte que le pays ne puisse plus leur offrir de perspectives stables.

Aujourd’hui, malgré des moyens économiques et politiques largement supérieurs à ceux de nombreux États, la diaspora libanaise reste ambivalente quant à son rôle dans le renouveau du Liban. Tandis qu’elle excelle dans le monde entier, elle observe à distance la déliquescence du pays, entre mélancolie et résignation. Les générations futures de cette diaspora, de plus en plus déconnectées de leurs racines, risquent de voir le Liban non plus comme une patrie, mais comme une mémoire collective dont on se souvient en festoyant à Beyrouth l’été, loin des préoccupations du quotidien.

Ainsi, la diaspora libanaise reste en équilibre sur le fil de cette "schizophrénie", entre fierté culturelle et détachement pratique, et ce jusqu’à ce que le Liban, peut-être un jour, renaisse des cendres avec l’implication directe de ses enfants éloignés.

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