top of page

La démocratie n’est pas la morale

Aug 16

Temps de lecture : 4 min

La démocratie est souvent entourée d’une aura morale, comme si sa simple existence garantissait justice, égalité et dignité. Mais la démocratie n’est pas la morale. C’est un mécanisme politique — rien de plus, rien de moins. Un système fondé sur la représentation et la représentativité, et comme tout mécanisme, ses résultats dépendent entièrement de qui est représenté, comment, et à quel prix.


La représentation comme inclusion, exclusion et violence

Au cœur de la démocratie, se joue la question de savoir qui compte comme faisant partie du « peuple ». Mais l’histoire montre que ceux qui tombent en dehors de la représentation — ou qui sont mal représentés — deviennent des cibles légitimes. Ils sont exclus, réduits au silence, voire éliminés, souvent sous la justification que leur exclusion est en soi légitime.

  • Aux États-Unis, autoproclamés phare mondial de la démocratie, le mécanisme de représentation a produit l’esclavage, la ségrégation et les lois Jim Crow. Les Africains réduits en esclavage et leurs descendants ont été explicitement exclus de la représentation politique, tandis que la suprématie blanche était institutionnalisée dans les structures démocratiques.

  • Dans l’Allemagne hitlérienne, la démocratie a été instrumentalisée par la représentation majoritaire, produisant des génocides, des camps de la mort et l’élimination mécanisée de ceux jugés « non représentatifs » de la communauté nationale.

  • En Israël aujourd’hui, démocratie pour certains mais pas pour d’autres, les Palestiniens — surtout à Gaza — restent en dehors des limites de la représentation égalitaire. Leur dépossession et leur mort sont souvent justifiées comme « défensives » ou « morales », précisément parce qu’ils sont considérés comme indignes de représentation dans le cadre politique de l’État.

Dans tous ces cas, si vous n’êtes pas représentatif, vous êtes sacrifiable.


Quand les « non-représentés » deviennent les indésirables

La représentation ne se joue pas seulement dans les institutions politiques, mais aussi dans l’ordre mondial. Les pays ou groupes faiblement représentés dans les démocraties globales sont rapidement catégorisés, pour reprendre les mots de Donald Trump, comme des « pays de merde » (shithole countries). Cette étiquette n’est pas qu’une insulte : c’est une vision du monde. Elle implique que leurs peuples ne méritent pas leurs terres, leurs ressources ou leur souveraineté. Piller leur pétrole, bombarder leurs villes ou démanteler leurs sociétés devient non seulement possible, mais « moral ».

Le monde arabe en fournit l’exemple type.


Le monde arabe : une « déreprésentation » fabriquée

Le monde arabe, riche en culture, en histoire et en ressources, a longtemps été privé d’une représentation politique effective. À la place, il a été affublé de dictateurs vitrines — des dirigeants tolérés, encouragés, voire installés par les démocraties occidentales :


  • Mouammar Kadhafi en Libye : fantasque, souvent caricaturé dans ses costumes extravagants, avec son image de chef excentrique et menaçant, il renvoyait une esthétique grotesque plus qu’un leadership crédible.

  • Yasser Arafat comme « représentant » sans jamais pleinement représenter : son keffieh iconique et son allure fatiguée étaient devenus son uniforme ; figure théâtrale, mais toujours présentée comme ambiguë, oscillant entre « terroriste » et chef d’État raté.

  • Hosni Moubarak en Égypte : silhouette rigide, communication terne, toujours présenté comme l’archétype du despote vieillissant et corrompu, incapable d’incarner une vision moderne.

  • Hafez el-Assad, puis Bachar el-Assad en Syrie : le père, austère et glacial, au regard dur, inspirait la peur mais pas l’admiration ; le fils, au physique jugé maladroit et à la communication maladroite, renforce l’image d’une continuité sans charisme, perçue comme illégitime.

  • Saddam Hussein en Irak : moustache épaisse, allure martiale volontairement brutale, communication tonitruante ; toujours dépeint comme une caricature d’autocrate militaire, un repoussoir esthétique et politique.


Ces figures n’ont jamais incarné une véritable représentation de leurs peuples ; elles servaient à stabiliser une image commode du monde arabe au profit d’intérêts extérieurs. Leur corruption, leur brutalité et leur absence de légitimité n’ont fait qu’approfondir le récit global selon lequel les Arabes seraient « inaptes » à la démocratie, et donc indignes de leurs terres et de leurs ressources.

Parallèlement, Israël — démocratie profondément exclusionnaire — a été élevé au rang de représentant légitime des « valeurs occidentales » au Moyen-Orient. En veillant à ce qu’aucun leader arabe séduisant et légitime ne puisse émerger avec une réelle représentativité, la « déreprésentation » des Arabes a été entretenue. Et dans ce vide, la dépossession des Palestiniens a pu être facilement présentée comme nécessité politique et impératif moral.

`

La démocratie sans morale

Le danger réside donc dans la confusion entre démocratie et morale. La démocratie est un outil, pas une éthique. Elle peut servir à inclure ou à exclure, à libérer ou à asservir, à protéger ou à détruire. Sans fondement moral — celui qui reconnaît la dignité et l’égalité inhérentes à tous les êtres humains, indépendamment de leur « représentativité » politique — la démocratie n’est rien d’autre que la tyrannie des représentés sur les non-représentés.

Quand la représentativité devient l’unique mesure de légitimité, des peuples entiers — qu’il s’agisse des Afro-Américains sous l’esclavage, des Juifs dans l’Allemagne nazie, des Palestiniens sous occupation, ou des citoyens arabes sous les bombes — sont déclarés indignes de leur vie et de leur terre. Voilà la vérité sombre de la démocratie, lorsqu’on la confond avec la morale.


Pourquoi la démocratie reste essentielle

Et pourtant, malgré ses failles, la démocratie demeure le meilleur système politique que l’humanité ait conçu jusqu’ici. Contrairement aux dictatures, qui concentrent le pouvoir entre les mains d’un seul dirigeant ou d’une petite élite, la démocratie offre au moins des mécanismes de responsabilité, de contestation et de renouvellement. Les dictatures réduisent définitivement au silence toute dissidence ; les démocraties, elles, permettent — aussi imparfaitement que ce soit — l’émergence de voix contestataires capables, à terme, de remodeler la représentation. Cela fait de la démocratie non pas un système moral, mais un système potentiellement auto-correcteur, ce que les dictatures ne sont jamais. La tâche n’est donc pas d’abandonner la démocratie, mais d’exiger qu’elle s’ancre dans de véritables engagements moraux — afin que la représentation ne se transforme pas en exclusion, et que le « peuple » ne signifie pas que certaines vies comptent, tandis que d’autres ne compteraient pas.

Posts similaires

bottom of page