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La « parole omniprésente » : un paradoxe de l’ubiquité scientifique

Oct 12

Temps de lecture : 4 min

Le paradoxe de l’ubiquité peut se formuler ainsi : dans le monde moderne, un chercheur ou une personnalité scientifique peut instantanément diffuser des idées ou des hypothèses dans tous les médias, devenant (virtuellement) omniprésent. Mais cette ubiquité médiatique ne garantit aucunement la rigueur, la fiabilité ou la validité des propos. En d’autres termes : être partout ne fait pas être juste.


Ce paradoxe revêt une force particulière lorsqu’un scientifique s’affranchit des codes traditionnels de la publication académique pour privilégier la tribune médiatique. Il est alors possible de diffuser (et de populariser) des idées non validées ou controversées, avec un effet de boule de neige difficile à contrer.


C’est dans ce contexte que l’opportunisme de l’égo scientifique intervient : certains chercheurs, attirés par la visibilité, cherchent à imposer leur voix dans le débat public à tout prix, quitte à franchir les frontières de la prudence méthodologique.


Le danger est double :

  1. L’effet de surmédiatisation : des hypothèses non consolidées sont diffusées comme si elles étaient acquises.

  2. La confusion entre notoriété et vérité scientifique : le public peut être amené à croire ceux qui parlent fort plus que ceux qui étudient en silence.

C’est là que le paradoxe s’inverse : la science est (médiatiquement) partout, mais la vérité — ce qui est réellement fondé — devient de plus en plus rare.


Le cas Didier Raoult et l’hypothèse controversée du lien vaccin–cancer

Dans une récente émission du podcast Le vrai ou faux de Franceinfo, on s’interrogeait :


« Existe-t-il un lien entre la vaccination contre le Covid-19 et le cancer, comme le suggère Didier Raoult ? » Apple Podcasts


Didier Raoult relaye en effet l’affirmation selon laquelle deux études (l’une italienne, l’autre sud-coréenne) montreraient une corrélation entre vaccination et augmentation du risque de cancer. TF1 INFO+1 Il évoque même des hausses fortes (par exemple +37 % voire +157 %) pour certains cancers, et critique la brièveté des études antérieures — selon lui, ceux qui « imposeraient » une vaccination sous la pression de l’OMS ou de certains bailleurs ne laisseraient pas le temps d’observer les effets à plus long terme. TF1 INFO


Cependant, le podcast (et les vérifications factuelles qui l’accompagnent) souligne un point crucial : si ces études observent des corrélations, elles ne démontrent pas de relation de cause à effet. Apple Podcasts En d’autres termes, elles ne prouvent pas que le vaccin cause le cancer — elles montrent seulement une association statistique, qui peut être expliquée par d’autres facteurs (confusions, biais, surdiagnostics, etc.).

Les médias de vérification insistent d’ailleurs sur les limites méthodologiques :

  • Les auteurs italiens de l’étude reconnaissent eux-mêmes que leurs résultats sont préliminaires et qu’ils manquent d’un contrôle suffisamment strict des facteurs confondants (comme le tabagisme). TF1 INFO

  • L’étude coréenne est critiquée pour un biais de surveillance — les personnes vaccinées étant plus souvent en contact avec le système médical, elles sont plus susceptibles d’être dépistées pour un cancer. TF1 INFO+2Factuel+2

  • Le délai d’un an de suivi est jugé trop court pour qu’un vaccin provoque un cancer solide détectable — les tumeurs prennent des années à se développer. TF1 INFO


Autrement dit : les conclusions tranchées avancées par Raoult ne sont pas validées par la rigueur scientifique requise. Dès lors, son assertion se rapproche de l’exercice de l’égo opiniâtre dans l’arène médiatique.


L’égo comme moteur discursif et ses effets corrosifs sur la science

L’attitude de certains chercheurs (et non des moindres) qui transforment l’enquête scientifique en tribune personnelle illustre un risque majeur pour la crédibilité collective de la science.

  1. La surenchère d’affirmations spectaculaires La tentation est grande de brandir une nouvelle “découverte choc” — surtout si elle génère de l’attention médiatique. Mais la science n’avance pas par annonces spectaculaires, elle progresse par vérification cumulative, par reproductibilité, par le poids collectif des preuves.

  2. Le privilège de la voix Lorsqu’une figure médiatique est déjà connue, ses propos reçoivent une attention disproportionnée, même sans fondement solide. Le prestige personnel sert de caution implicite — ce qu’on pourrait appeler un “effet Raoult”.

  3. La confusion entre posture provocatrice et rigueur épistémique Affirmer sans nuance, attaquer les institutions, dénoncer un complot scientifique — ce sont des stratégies qui galvanisent une audience mais sapent la crédibilité. L’opportunisme de l’égo repose souvent sur un choix de spectacle plutôt que de vérité.

  4. L’effet amnésique de la controverse Une affirmation spectaculaire peut marquer les esprits, même si elle est ultérieurement démentie ou corrigée. Le dommage cognitif persiste : l’opinion publique retient l’affirmation choc, pas toujours sa réfutation.

  5. L’érosion de la confiance collective Si les chercheurs qui parlent fort se trompent — ou semblent se tromper — cela alimente la méfiance envers l’ensemble de la communauté scientifique. Le paradoxe : l’ubiquité médiatique d’un certain “scandale” contribue à éroder la crédibilité générale de la science.


Un appel à l’humilité et à la responsabilité scientifique

Le cas étudié avec Raoult illustre bien que l’ubiquité médiatique d’une affirmation n’est pas une preuve de sa validité. Il révèle également comment l’opportunisme de l’égo peut transformer la science en arena argumentative plutôt qu’en quête de vérité partagée.


Voici quelques principes à rappeler :

  • Prudence avant diffusion : toute hypothèse forte doit d’abord passer par les filtres du peer review, de la reproduction, de la validation indépendante.

  • Distinction du propos hypothétique et de l’assertion factuelle : dans le discours public, il faut marquer la différence entre ce qui est “possible / suggéré” et ce qui est “établi”.

  • Transparence des incertitudes : reconnaître ce que l’on ne sait pas est un signe de rigueur, pas de faiblesse.

  • Solidarité épistémique : le progrès scientifique est collectif, non individuel. Aucun chercheur ne possède la science entière.

  • Respect de la restitution publique : l’amplification médiatique doit s’accompagner d’un souci de clarté, de nuance, d’explication accessible.


En fin de compte, le paradoxe de l’ubiquité exige une contre-force : la modestie argumentative, l’épistémologie partagée et l’éthique de la diffusion. À défaut, l’égo scientifique — amplifié par les medias — peut faire plus de tort à la science qu’il ne lui apporte de lumière.

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